Julie
Quelque part dans le quartier Bosnie
Le 12 mars 2015

Peux‑tu te présenter?

Je suis enseignante dans une école de la Ville de Bruxelles. J’enseigne le français dans une école à discrimination positive, donc à des élèves défavorisés socialement et pour la plupart enfants d’immigrés. J’adore mon métier. Je suis née ici, dans cette maison. Enfin, presque. Je suis née à Ixelles où je crois que je suis restée une ou deux semaines, le temps que mes parents finissent les travaux ici. En tout cas je sais que ma mère peignait ici enceinte de moi parce que la légende dit qu’elle a sauté de l’appui de fenêtre du rez‑de‑chaussée un pinceau en main et que c’est ce qui m’aurait fait naître trop tôt.

Tu as toujours vécu ici?

J’ai vécu ici jusqu’à mes 22 ans, jusqu’à la fin de mes études. Ensuite je suis allée vivre Porte de Hal, dans un appartement de la Régie foncière. Je ne sais pas si tu vois la friterie Fontainas, c’est en face, pas côté avenue Jean Volders, vraiment sur la Porte de Hal, au‑dessus d’un petit salon de coiffure. Je suis restée là douze ans. Et puis, la question s’est posée de savoir ce qu’on allait faire de cette maison, parce qu’entretemps ma mère était décédée. On s’est dit qu’on allait la vendre et on a fait venir des agences immobilières. Mais ils ne nous en proposaient pas grand chose alors que, pour nous, elle avait quand même une valeur, qu’on nous avait toujours dit que ce quartier allait à un moment donné se développer. Du coup l’idée de la vendre semblait ridicule au vu de son potentiel. Et puis c’est bêtement en buvant un verre qu’un collègue m’a dit : « Je ne comprends pas, tu rêves d’un grand espace, pourquoi est‑ce que toi tu ne l’habites pas ? ». J’ai commencé à en discuter avec un ami architecte qui m’a dit : « pour moi c’est évident que c’est comme ça que tu dois procéder, je pensais juste que c’était émotionnellement difficile pour toi d’habiter la maison de ton enfance ». Mais, pour moi, ce n’est plus vraiment ma maison d’enfance. Les espaces sont les mêmes mais ça ne ressemble plus du tout à ce que c’était avant : une maison hyper mal entretenue, super déglinguée.

As‑tu vu une évolution dans le quartier ?

Incroyable ! Avant, ici, c’était considéré comme la zone. Quand j’étais en primaire, j’allais dans une petite école communale à Forest et je ne m’en rendais pas compte. Mais en secondaire, j’étais à Dachsbeck, une école fréquentée par des personnes d’un milieu social assez aisé. Et aucun élève n’habitait Saint‑Gilles, encore moins le bas de Saint‑Gilles. J’avais vraiment du mal à dire que j’habitais dans le bas de Saint‑Gilles et j’évitais de prononcer les mots « place Bethléem ». Alors que si je dois décrire où j’habite par rapport à un lieu ou une place stratégique, c’est vraiment la place Bethléem, puisque c’est au bout de la rue. Donc, au début, je n’osais pas le dire à mes camarades. Et puis je suis entrée dans l’âge adolescent rebelle et j’étais très fière de dire que j’habitais à Saint‑Gilles, parce que c’était la zone et j’avais l’impression que ça me donnait une personnalité différente des autres. Tout ça pour dire que, pendant toutes mes secondaires, ce quartier avait une très sale réputation. La place Bethléem c’était la place des dealers. C’était un quartier occupé principalement par des immigrés maghrébins. Même si cette rue‑ci, surtout ce tronçon‑ci du milieu, a toujours été multiculturel. On n’était pas beaucoup de Belges, mais il y en avait. Il y avait trois ou quatre familles belges, dont deux sont toujours là. Et il y avait des Grecs en face, une famille marocaine à côté, des Espagnols, des Chiliens, des Italiens, des Portugais, des Haïtiens. On a toujours eu un tronçon hyper mélangé, ce qui n’était pas le cas dans le tronçon du bas, qui était surtout maghrébin. Et le tronçon du haut a lui toujours été un tronçon assez mystérieux, où on n’allait pas trop, parce que c’était le tronçon plus sombre. Parce que c’était le tronçon des dealers, avec les bagnoles qui squattaient là toute la nuit et qui échangeaient du shit avec la place Bethléem. Dans ce tronçon‑là, on y allait juste parce que la boucherie en haut de la rue est délicieuse. Elle existe toujours. Il y en avait une autre encore meilleure, juste derrière le coin, rue de Mérode. Et là c’était Chez Ahmed, que j’appelais « Ramed ». Si bien que quand j’étais petite, en jouant à « Pays‑Ville », j’avais écrit « Ramed » avec un « R », ce qui avait fait beaucoup rire tout le monde. C’était un tronçon de rue très vivant, il y avait une épicerie ici juste au coin, qui marchait très bien, qui était une épicerie belge, qui vendait des produits comme du fromage frais coupé en tranches, de la charcuterie. En face, à l’autre coin, il y avait un resto grec et surtout une friterie. Alors ces commerces n’existent plus du tout. L’épicerie a fermé il y a au moins vingt ans, à cause du fait qu’il y a eu de plus en plus de petites épiceries qui se sont ouvertes dans le quartier. La friterie et le resto grec ont tenu quelques années en plus mais pareil, la concurrence était rude. Rue de Mérode, il y a avait déjà deux autres restos de petits os.

Plus ceux de la place Bethléem…

Oui mais pareil, les gens à l’époque n’allaient pas place Bethléem. Ils préféraient à la rigueur venir rue de Mérode, où il y avait Le bon cœur, le resto grec le plus réputé à Bruxelles pour les petits os. Ce tronçon‑ci et le tronçon perpendiculaire rue de Mérode, c’était très, très vivant. Mais à l’extérieur de la commune, les gens voyaient quand même ce quartier‑ci comme la zone. Et puis ça a commencé à changer petit à petit. Je ne l’ai pas remarqué tout de suite. D’ailleurs, une fois, mes collègues ont proposé d’aller manger place Bethléem et je n’y croyais pas. Je leur ai dit : « Vous êtes sûrs ? Vous ne préférez pas un endroit plus sympa ? ». C’était en 2001, je m’en souviens parce que c’est la première année où j’ai commencé à travailler. Et puis en allant manger, je me suis rendu compte que l’endroit avait complètement changé. Ils avaient refait le centre de la place, des enfants jouaient au foot, les terrasses avaient poussé, ça avait complètement changé. Mais comme pour moi ça avait toujours été une zone ténébreuse, je ne l’avais pas remarqué. Je pense que c’est clairement Picqué qui a été à l’origine des changements dans la commune, mais ça ne s’est pas fait en une fois. D’abord il y a eu la création de logements de la Régie Foncière, ce qui a amené une autre population. C’était des petits appartements, généralement avec une seule chambre, où il n’y avait pas assez de place pour les familles d’émigrés avec beaucoup d’enfants. Et puis le parvis s’est développé et est devenu un endroit à la mode. Saint‑Gilles est devenue une commune de bobos. De plus en plus de familles belges ont investi à Saint‑Gilles parce qu’il y avait encore des logements abordables.

Est‑ce que tu sens aussi cette évolution ici dans le bas de Saint‑Gilles ?

Complètement. Il y a beaucoup plus de Belges. Alors, comme je te disais, ce tronçon‑ci a peut‑être moins changé que le reste. Mais maintenant, même le bas de Saint‑Gilles est rempli de Belges un peu bobos, un peu artistes, qui aiment faire leur tour au marché, planter des petites fleurs, rouler à vélo…

Tu dis ça avec une pointe de cynisme…

Autant je trouve que c’est très chouette que l’ensemble du quartier, pas seulement ce tronçon‑ci, soit devenu un quartier plus mélangé, autant j’ai l’impression qu’il va l’être de moins en moins, mais dans l’autre sens. C’est chouette de dire : « place Bethléem c’est super cool ». Mais c’est de plus en plus une place de bobos comme le parvis. Beaucoup de familles d’immigrés ont vendu leurs biens et sont partis. Sans oublier les travaux du Quartier du Midi et les démolitions à partir de la rue Joseph Claes. On a mis à la porte énormément de familles, qui ont été remplacées par un autre public. Je trouve ça dommage parce que ça aurait pu être une véritable commune mixte. Ça l’a été sur la transition et ça l’est encore maintenant, mais seulement dans le bas. Ici ça va encore. Mais clairement, dans dix ans, il n’y aura plus aucune mixité. On aura éjecté tous les immigrés, qui se retrouveront tous à Molenbeek. On se retrouvera entre bobos, très contents d’aller acheter des fruits et légumes pas chers au Marché du Midi.

Est‑ce que tu connais des anecdotes ou des légendes urbaines sur le quartier ?

Il y a peu de choses qui se racontent : le quartier a beaucoup changé. En revenant vivre ici, je me suis rendu compte qu’on n’était plus beaucoup à se souvenir de ce qu’était le quartier. Par exemple ici, juste en face, il y avait un dancing, mais plus personne ne le sait. Il y avait aussi un appartement de néo‑nazis, donc un appartement qui servait de rassemblement à des néo‑nazis qui chantaient des chants nazis et faisaient le salut hitlérien. Ça a été assez loin, parce que c’était la guerre avec les autres, notamment avec ma famille qui a toujours été assez gauchiste. Ma mère du haut de son mètre soixante allait beugler sur ces néo‑nazis qui répétaient leur musique. À l’époque ça faisait rire tout le monde, cette image de ma mère toute petite, mais aujourd’hui ça ne fait rire personne parce que les gens qui vivent ici n’étaient pas là pour le voir. Et puis il y a le jardin que tu vois là derrière, qui est le jardin d’une maison qui est sur la rue de Mérode. Il y a eu toutes sortes d’histoires avec des animaux, des chiens battus qui hurlaient à la mort. Par la suite, il y a eu un poulailler, donc tu avais des poules qui se baladaient sur les murs. Mais il n’y a plus personne pour se souvenir de ces vieilles histoires. Il reste des personnages mythiques ceci dit, comme Laurent d’Ursel, qui organise la fête de la rue Coenraets. C’est lui qui est à l’origine du poteau avec les directions de villes du monde entier et le nombre de kilomètres pour y arriver. Et puis il y a le monsieur chilien qui habite deux maisons plus loin qui est là de huit heures du matin à minuit pour fumer sa cigarette. Il est génial parce qu’il connaît toutes les histoires du quartier et il aide tout le monde. Et puis, comme il est là tout le temps, il exerce un contrôle social. On se sent en sécurité avec lui.

Quels sont les endroits que tu fréquentes dans le quartier ?

Je vais beaucoup place Bethléem, notamment pour corriger mes copies. Dès qu’il fait beau, je m’installe à la terrasse d’un café. Il y a deux cafés, un grec et un portugais, qui ont des terrasses en plein soleil. Je fréquente aussi les restos sur la place, plutôt la pizzeria Chez Momo que les petits os d’ailleurs. Sinon, j’achète ma viande à la boucherie du haut de la rue. Je vais aussi beaucoup au parvis, malgré le fait que je n’aime pas tellement la population qui le fréquente. Disons, pour faire simple, que je suis plutôt Verschueren que Maison du Peuple. Au parvis, il y a aussi Chez Mimoun que j’aime bien, parce que l’addition n’est jamais très chère et que c’est super bon. Un peu plus haut, juste au‑dessus de la barrière, je vais volontiers au Waterloo. C’est un petit resto qui sert de la nourriture de brasserie, notamment un bon spaguett’. Sinon, avec les copains, on va beaucoup aux Portugais de la Gare du Midi. Et, comme tout le monde ici, je vais au Marché du Midi le dimanche, parce que c’est pas cher et que c’est vraiment des bons produits.

Quels sont les autres lieux que tu fréquentes à Bruxelles ?

Puisque je travaille beaucoup en plein centre ville, c’est clair que j’y suis beaucoup, surtout pour l’heure de table et l’apéro. C’est là que je donne rendez‑vous à mes amis. Mon école est juste derrière la place Saint‑Géry, donc c’est pratique. Sinon je vais nager à la piscine du Jeu de balle, en passant par le Marché aux puces. Ça aussi, ça a bien changé. Je me rappelle quand j’allais aux puces avec mon père pour chiner des bouquins, c’était tout à fait diffèrent, les puces aussi ont beaucoup évolué dans le même sens : c’est devenu très bobo. Je suis aussi pas mal sur Ixelles, mais disons que mon épicentre, c’est Saint‑Gilles et le centre‑ville.

Où vas‑tu lorsque tu quittes Bruxelles ?

J’aime beaucoup faire des allers‑retours à la mer. Ça m’arrive régulièrement de prendre le train pour passer une journée à Ostende. Je vais aussi beaucoup en France, en Ardèche, parce que mon père y vit avec sa nouvelle compagne. Et puis je vais une fois par an au même endroit, à Marrakech, toujours plus ou moins avec les mêmes personnes. On reste toujours dans le même hôtel : la Kasbah le Mirage. Toujours à la même période : à Pâques. La plupart de mes amis aiment beaucoup se foutre de ma gueule avec ça. Parce que tout le monde trouve que c’est complètement ridicule de retourner comme ça tous les ans au même endroit, à la même période, comme une mamie. Mais je ne changerais cette habitude pour rien au monde parce que c’est ma semaine préférée de l’année et que c’est vraiment l’endroit où je me sens le mieux. Avec la ville, avec les gens, les couleurs, les odeurs,… Si je ne devais plus y aller je serais très malheureuse. Je parle de la vieille ville, pas de la nouvelle. Je ne suis pas très boîte de nuit, strass, paillettes et compagnie.

Qu’est‑ce que tu amènes de chez toi quand tu vas ailleurs ? Et, a contrario, que ramènes‑tu d’ailleurs quand tu reviens chez toi ?

Je ne pense à rien de spécial que j’amènerais d’ici en allant ailleurs. Par contre, je ramène des objets de déco de la plupart des endroits où je vais. Cette boîte‑là vient d’Argentine. Bon, ce n’est pas moi qui l’ai achetée, c’est un ami qui me l’a ramenée. Le poster du film « Fresa y Chocolate » vient de Cuba. Le bougeoir et cette boîte‑là viennent de Marrakech. Mais ce n’est pas à Marrakech que je dépense le plus de sous en déco, c’est plutôt dans les villes où je peux trouver des petites brocantes, des petits vide‑greniers. Sinon je ramène toujours une paire de boucles d’oreille, où que j’aille. Ça c’est inévitable. Et puis de la bouffe. Tout ce qui passe dans l’avion. De Marrakech, je ramène par exemple des épices. Je vais aussi souvent en Italie et de là, je ramène de l’huile, des pâtes spéciales, du fromage, de la charcuterie

Et des choses plus intangibles, comme des recettes, des mots, etc. ?

Oui, complètement ! J’adore cuisiner. J’essaye souvent de faire des tajines comme au Maroc. Mais ça n’a pas le goût de là‑bas. Même quand je mange ici dans un bon resto marocain, ça n’a pas le goût de là‑bas. Ma cuisine préférée, c’est la cuisine italienne, donc quand je suis en Italie, dès que je goûte un plat qui m’évoque quelque chose, je me renseigne sur les ingrédients et je vais vite acheter les produits pour pouvoir les refaire ici. Par exemple, j’avais gouté en Sicile des pâtes à la « bottarga » et j’avais adoré. J’avais ramené du coup plein de bottarga, pour pouvoir refaire ce plat ici. La bottarga, c’est des petits œufs de poisson, c’est très salé donc elle se suffit à elle‑même. Dans la cuisine italienne, tout est dans la qualité du produit. Heureusement, si je suis en manque de produits italiens, je peux toujours aller au petit marchand italien du coin, rue de Mérode ou alors au supermarché italien de la rue Vanderkinderen. Parce que même si c’est pour faire des pâtes au lard, il vaut mieux utiliser leur lard. Pour ce qui est des mots, j’utilise pas mal d’expressions marocaines. Mais je ne sais pas si c’est lié à mes élèves ou à mes voyages. Il y a beaucoup de mots d’arabe qui viennent se mélanger à la manière dont je parle. Comme « walou », comme le « dawa ». « Walou ». « Makach », «  walou », ça veut dire « rien ». Alors, tu t’attendais à voir ça et walou… Rien, quoi. Et puis le « dawa », le bordel. Ils ont foutu le dawa, ils ont foutu le bordel. Je dis facilement « wallah ». « Wallah », ça veut dire « je te jure ». Des mots comme ça, j’en utilise toute la journée. Mais je ne sais pas si c’est grâce à mes élèves d’origine maghrébine ou si ça vient de mes voyages.