Emmanuel Toé,
Rencontré chez « Kriti », place Bethléem
Le 21 mars 2015
Peux‑tu te présenter ?
Je m’appelle Emmanuel Toé, je suis artiste chorégraphe et vidéaste. J’habite à Saint‑Gilles.
Tu as toujours vécu à Saint‑Gilles ?
Saint‑Gilles est le premier quartier que j’ai habité quand je suis arrivé en Belgique. J’étais venu en 2008 dans le cadre d’un projet de collaboration bilatéral entre la Belgique et le Burkina Faso, soutenu par le WBI. On m’avait trouvé un petit appartement rue Hôtel des Monnaies, où j’ai habité pendant un mois. Quand je suis revenu en 2010 pour le même projet, j’ai aussi atterri à Saint‑Gilles. C’était un projet qui s’étalait sur trois années et devait aboutir à la création d’un spectacle de danse, une collaboration entre une compagnie de danse belge et une compagnie de danse burkinabè. En 2008 j’étais venu ici, en 2009, le chorégraphe Zam Ebale belge d’origine camerounaise, est venu au Burkina et en 2010 on a mis ensemble tout ce travail, pour aboutir à un spectacle qu’on a présenté à l’Espace Delvaux. Le spectacle s’appelait « À la croisée de nos vies ». Après ça je suis allé habiter à Saint‑Josse. Après Saint‑Gilles, Saint‑Josse, je fais dans les saints. Et puis j’ai passé quelques temps à Koekelberg avant de revenir fin 2012 à Saint‑Gilles. Donc depuis 2012, je suis ici à Saint‑Gilles.
Quels sont les endroits que tu fréquentes dans le quartier?
J’adore aller à la Maison du Peuple, même si l’ambiance est un peu bruyante, mais c’est un vrai lieu de rencontre. Je vais souvent à la Cellule 133a, avenue Ducpétiaux. C’est à la Cellule 133a que je répétais avec les danseurs quand je suis arrivé en 2008. J’aime aussi le Pianofabriek et le Centre Culturel Jacques Franck, où je vais souvent voir des concerts.
On s’est rencontrés grâce à Jorge, du Bosnilav, dans un resto portugais.
Ça c’est circonstanciel, je ne fréquente pas vraiment ce resto. Par contre, je vais faire ma lessive au Bosnilav et ce jour‑là, j’allais acheter du savon… Mais je passe plus de temps à Madou. J’habite Saint‑Gilles, c’est vrai, mais mes centres d’intérêt sont plutôt à Madou. J’aime Saint‑Gilles pour son côté cosmopolite, sa grande présence d’artistes, mais je suis plus souvent à Saint‑Josse.
Est‑ce qu’il y a d’autres villes que tu fréquentes en Belgique ?
J’ai visité Gand, Liège. Gand, j’aime bien l’architecture, même si, en termes de communication, comme je ne parle pas néerlandais, c’est pas terrible. Heureusement que je parle un peu l’anglais. J’aime aussi Namur. Un endroit que j’ai adoré, c’est le château de Thozée. À Mettet. C’est le château du peintre Félicien Rops. C’est un endroit dont je rêve. Je rêve même d’une résidence artistique dans ce château. Je suis en train de réfléchir à un projet artistique bien ficelé et voir si on peut faire une résidence d’artiste là‑bas. Thozée, j’adore, son château, son paysage, le décor, son histoire, tout ça, j’adore.
Où habitais‑tu avant d’arriver en Belgique ?
Je suis burkinabè, mes parents sont burkinabè mais déjà avant ma naissance, ils vivaient en Côte d’Ivoire pour travailler. À la même époque, les parents de ma mère étaient installés au Mali. Ma mère est allée accoucher chez ses parents. Donc je suis allé naître à Ségou, au Mali. Puis très vite, tout bébé, on m’a amené à Abidjan, en Côte d’Ivoire, où mes parents étaient installés. C’est là‑bas que j’ai grandi, que j’ai fait toute ma scolarité, avant de revenir au bercail, au Burkina Faso, à 21 ans. C’est au Burkina Faso que j’ai commencé à m’investir à fond dans la pratique artistique. Mais j’ai aussi beaucoup d’influence de la Côte d’Ivoire, parce que c’est la Côte d’Ivoire qui m’a forgé dans ma manière de voir les choses. Je dirais même que pendant ma jeunesse, je ne m’identifiais pas tellement au Burkina. Le Burkina Faso, dans le temps, s’appelait la Haute‑Volta. Étant en Côte d’Ivoire, et étant voltaïque, on était très complexés parce que la Haute‑Volta était considérée comme une seconde zone, comme des sauvages. Donc quand nous vivions en Côte d’Ivoire, on avait honte de dire aux Ivoiriens qu’on était des Voltaïques. Quand j’étais en sixième, il y a eu la révolution burkinabè, avec la venue du président Sankara. Et donc c’est lui qui a commencé à renverser la tendance, à donner confiance aux Voltaïques. Parce que même si on est pauvres — le Burkina faisait partie des pays les plus pauvres au monde, juste avant le Niger —, même si on n’a rien, on n’a pas de pétrole, on n’a pas le diamant, on n’a pas l’or, si on a la volonté de faire bouger les choses, on peut. Il l’a d’ailleurs prouvé parce que le Burkina Faso est passé d’être le deuxième pays le plus pauvre du monde à un pays auto‑suffisant alimentairement en quatre ans. En quatre ans, le Burkina n’a plus eu besoin de l’aide alimentaire, parce qu’on produisait sur place. Bon, encore aujourd’hui, le Burkina fait partie des cinq pays les plus pauvres. On n’a pas de sortie sur mer, on n’a pas de ressources, on n’a pas de pétrole, bref, c’est vraiment, vraiment la galère. Mais il y a un retour de la fierté.
Je ne savais pas du tout, tout ça… L’image qu’on a du Burkina en Belgique, ou du moins celle que j’en ai, c’est celle d’une grande richesse culturelle, d’un grand dynamisme culturel. Avec le Fespaco et toute une série de grands rendez‑vous culturels panafricains…
Justement, c’est Thomas Sankara qui a dit que même si on est pauvres, la richesse est d’abord spirituelle. Elle est d’abord morale. C’est Sankara qui nous a inculqué ça. Le fait de pouvoir, grâce à la volonté et l’intelligence transformer un tant soit peu les conditions de vie. Il a été à la base de ce bouleversement et il a changé le nom du pays en Burkina Faso, qui veut dire « la terre des hommes intègres ». Du coup, c’est lui qui a été l’élément déclencheur de ce dynamisme, avec la culture et tout ça. Comme on n’a pas de pétrole, notre matière première, c'est les hommes, les gens.
Burkina c’est « les hommes intègres » et Faso c’est la « terre »?
Oui. C’est ça. Burkina, ça veut dire « hommes intègres », et Faso, ça veut dire « la terre, le pays ». Mais ce qu’il a fait comme jeu, c’est qu’il a combiné deux langues sur place : le moré et le dioula. Donc quand on dit « Burkina Biiga », en moré, ça veut dire « hommes intègres » et « Faso », en dioula, la même langue qui se parle au Mali, ça veut dire la « terre de mes ancêtres ». Ou la « patrie », si tu préfères. Donc quand je suis retourné au Burkina Faso, c’était pour retrouver mes racines que je ne connaissais pas vraiment, réapprendre ma culture, mon identité. C’est pour ça que j’ai commencé à m’investir à fond dans la vie culturelle et artistique du Burkina. Après je suis parti poursuivre ma formation avec la chorégraphe Germaine Acogny à l’École des Sables, à Toubab Dialo, au Sénégal. Pendant la formation, j'ai aussi bénéficié de l'expérience du professeur belge Bud Blumenthal, directeur de la « Compagnie Hybrid ». Par la suite j’ai été réinvité en France, dans le cadre d’une autre formation avec Bernardo Montet et Frédéric Fisbach. C’était des rencontres entre un chorégraphe et un metteur en scène qui étaient initiées par l’ « Académie internationale des interprètes ». Donc, le concept, c’était de mettre sur un même plateau des gens de disciplines différentes ‑ danseurs, comédiens, musiciens, et pendant deux semaines, travailler ensemble et aller au‑delà de la pratique. Si on ne danse pas, si on ne fait pas du théâtre, si on ne fait pas de la musique, qu’est‑ce qu’on fait ensemble ? Qu’est‑ce qui ressort quand on met ensemble des gens qui ont des pratiques si différentes ? Comment tu trouves l’harmonie ? Donc j’étais en France, à Brest, puis je suis retourné au Burkina, où j’étais entre Ouagadougou et Bobo‑Dioulasso parce que ma mère a une parcelle là‑bas. Et je suis encore parti à Ottawa au Canada, puis encore en France, dans le cadre d’un projet qu’on avait créé avec un danseur sénégalais, un danseur gabonais et moi. On a eu une résidence au Centre National de Danse à Paris. Donc on a travaillé sur un spectacle qu’on a présenté là‑bas sur place. Puis après ça je suis rentré, on a fait une tournée en Afrique, on a joué au Sénégal, au Gabon, et puis après ça j’ai continué mes voyages. J’ai beaucoup tourné en France, à Paris, dans le Gard mais aussi à La Seyne‑sur‑Mer et à Toulon. Après ça j’ai été aussi à Oslo, au Théâtre National de Norvège sur un projet dans le cadre du CITO, le Carrefour International de Théâtre de Ouagadougou. Puis quand le projet s’est remis en route, je suis parti au Bengladesh. Ces projets sont des projets « triangle », où un pays du Nord, dans ce cas‑ci la Norvège, finance deux pays du Sud, dans ce cas‑ci le Burkina Faso et le Bengladesh. Et moi j’étais l’artiste burkinabé retenu pour ce projet. L’idée c’est de travailler ensemble. C’est comme ça que j’ai été le chorégraphe d’Issaka Sawadogo, je ne sais pas si tu le connais. C’est l’acteur principal du film belge « The Invader » de Nicolas Provost. J’étais son chorégraphe dans le cadre d’une création qu’on a appelée « Tombouctou », qu’on a créée au Bengladesh, avec un théâtre là‑bas, avec des acteurs sur place. Le Bengladesh, c’est un pays qui m’a beaucoup touché. C’est vrai que le Burkina Faso, c’est un pays pauvre, mais au Bengladesh, j’ai été vraiment déstabilisé de voir le contraste entre les riches et les pauvres. Dans une même zone, tu vas voir qu’il y a un centre commercial tout neuf, avec des escalators, et juste à côté, il y a des familles, femmes, monsieur, madame, deux ou trois enfants, qui vivent le long des murs, dans des habitats en toile, où ils tirent juste des ficelles, des bâtons, et ils vivent là. Au Burkina Faso, je n’ai jamais vu ça. Au Burkina Faso, jusqu’à il n’y a pas longtemps, il n’y avait même pas d’escalator. Quand j’ai vu ce contraste‑là, je me suis dit : « Merde quoi : nous on est pauvres mais c’est pas comme ça ». Et parfois l’Homme ne sait pas apprécier les choses simples qu’il possède : « Ah j’ai pas ça, j’ai pas ça, j’ai pas ça. » Mais si chaque jour on pouvait ne fut‑ce que remercier Dieu pour ce qu’on a, je pense que le monde irait mieux. Et surtout ici en Europe, moi je vois des Européens qui râlent, avec tout le système qui les favorise, qui leur donne des avantages inimaginables parfois. C’est pour ça que les voyages m’intéressent, parce que tant que tu ne vois pas l’autre, tant que tu ne communiques pas avec les autres, tu ne sais pas apprécier qui tu es et ce que tu as.
Qu’est‑ce qui t ‘a décidé à venir vivre en Belgique ?
C’est le projet avec le chorégraphe belgo‑camerounais Zam Ebale qui a fait que je suis arrivé en Belgique la première fois, en 2008. J’ai été charmé par la Belgique, à la différence de la France. Les gens sont moins stressés. C’est pas comme à Paris, où les gens sont comme des robots. La Belgique c’est comme un gros village donc je me retrouve dans cette ambiance de gros village cosmopolite. Et ce que je n’ai pas dit c’est que la Communauté Française de Belgique au Burkina m’a octroyé des bourses en 2001 et 2002 pour suivre ma formation au Sénégal. Donc du coup je me sens moralement redevable à la Belgique. Les Français ne m’ont pas financé, ne m’ont pas aidé. Si je dois développer mon art, je préfère être ici en Belgique. Même si je déplore un peu le clivage Flamands‑Francophones. Je m’amuse à dire souvent que ce serait bien que le Belges fassent comme les Burkinabè, avec leur histoire de « parenté à plaisanterie ». La parenté à plaisanterie, c’est une valeur traditionnelle qui existe a Burkina Faso, qui donne la possibilité à deux groupes ethniques différents de pouvoir plaisanter les uns sur les autres en évitant tout spectre de conflit racial. Moi, par exemple, je suis samo. Si je suis face à un Mossi, même le roi, même le président, si il est mossi, je peux plaisanter, me moquer de lui. Parce que dès que je dis mon nom « Toé », il va dire : « C’est un Samo, il faut le laisser ». C’est un code traditionnel. On peut plaisanter mais jamais se mettre en colère ou initier un conflit. Ça existe entre les Mossis et les Samos, entre les Samos les Bisas. Cette parenté à plaisanterie ça permet vraiment de désamorcer les conflits ethniques. C’est rare que tu entendes au Burkina qu’il y a un conflit ethnique. On pourrait faire ça entre les Flamands et les Wallons. Même si ils ne parlent pas la même langue, c’est pareil. Les Mossis et les Samos ne parlent pas la même langue, mais il y a ce code. Face à un Mossi, je peux aller prendre son chapeau, je peux prendre de l’eau, la verser sur lui, dès qu’il sait que je m’appelle Toé, voilà quoi.
Les noms de famille sont liés à des ethnies ? On sait de quelle ethnie tu es quand tu dis ton nom ?
Automatiquement. Chez les Mossis, tu as par exemple Ouédraogo, Sawadogo, Ilboudo, Compaoré, Kafando. Maintenant chez les Samos, c’est par exemple Toé, Paré, Ky…
Toi qui a vécu dans plusieurs pays d’Afrique, en Côte d’Ivoire, au Sénégal, au Burkina, est‑ce que tu trouves qu’il y a des différences ?
Une des spécificités du Burkina Faso c’est qu’on a 65 groupes ethniques. Donc ça veut dire 65 visions traditionnelles, 65 manières de penser, 65 manières de danser, 65 langues différentes… Même si dans les différents groupes ethniques tu retrouves des similitudes. Par exemple, entre les Yadsés et les Mossis, il y a des similitudes. Entre le bobo et le dioula, il y a des mots qui s’imbriquent aussi. Ça c’est une spécificité du Burkina Faso, par rapport à la Côte d’Ivoire, où il y a moins de groupes ethniques. Dans le Sud, dans les grands groupes ethniques il y a le groupe des Akans, composé de Baoulés, d’Agnis, d’Abbeys, de Bétés… Même si entre les Baoulés et les Bétés, ça ne va pas trop, c’est le même groupe ethnique. Au Sénégal, j’aimais le Sénégal… Mais je ne sais pas… Tu parles de la différence sur quel plan ?
À tous points de vue… Par exemple ce rapport à l’art et la culture…
La Côte d’Ivoire, ce que j’aime bien en Côte d’Ivoire c’est son système politique… Le système politique a forcément une influence sur la manière dont la société se construit. En Côte d’Ivoire, dans le temps, il y avait le président Houphouët‑Boigny, qui est un partisan de la paix. Il a pu mettre en place une politique qui a créé une harmonie entre les différents groupes ethniques. Le paradoxe, c’est qu’en Côte d’Ivoire, où j’ai grandi, je me sentais plus intégré qu’au Burkina Faso. Pourquoi ? En Côte d’Ivoire, j’étais burkinabè, mais quand je suis parti au collège, j’ai eu droit à une bourse qui m’a permis de faire tout mon cycle secondaire sans que les Ivoiriens me disent : « Ah, non, il est burkinabè, il n’a pas droit à une bourse ! ». Et la Côte d’Ivoire, son charme dans le temps, c’était ça. On s’en fout que tu sois malien, burkinabè et tout ça. Dès que tu es investi dans la vie du pays, on te met à la place d’un Ivoirien. Dès que tu fais quelque chose de bien, que tu as du talent, la Côte d’Ivoire t’adopte et tous les Ivoiriens t’adoptent. La preuve, il y a plein d’artistes et de sportifs étrangers qui ont émergé en Côte d’Ivoire comme le musicien et présentateurs Boncana Maïga (Africando, TV5), comme Mary Konaté, qui était un boxeur malien dans le temps, comme Salam Ouédraogo, aussi un boxeur qui était burkinabè mais aussi ivoirien d’une certaine façon parce qu’il a été soutenu par ce pays. C’est ce qui fait aussi qu’en termes de football, aujourd’hui, la Côte d’Ivoire en Afrique de l’Ouest est une grande nation. Paradoxalement, quand je suis allé vivre au Burkina Faso, je me sentais étranger dans mon propre pays. On m’avait mis une étiquette de « diaspo ». C’est une manière d’ostraciser, parce que tu ne ressembles pas au cliché burkinabè.
Ils t’en voulaient d’avoir été vivre en Côte d’Ivoire ? C’était mal vu de s’expatrier ?
C’est vrai que je n’ai jamais demandé à mes parents pourquoi ils avaient quitté le Burkina Faso. Mais historiquement, dans le temps, il n’y avait pas de Burkina, il n’y avait pas de Haute‑Volta, c’était l’AOF, l’Afrique occidentale française, qui avait comme capitale le Sénégal. À ce moment‑là, il y a eu un grand flux migratoire parce qu’un Burkinabè pouvait se retrouver aussi au Sénégal. Donc il y eu des flux migratoires qui ont fait que des familles se sont retrouvées dans d’autres pays. Après, quand on a établi les frontières, on n’a pas tenu compte de tous ces flux et, pire, on n’a pas tenu compte des peuples qui vivaient entre deux frontières. La preuve, quand j’ai quitté le Burkina pour le Togo, à la frontière, le peuple parle la même langue des deux côtés mais ils n’ont pas la même nationalité parce qu’il y a une frontière qui dit : « Vous, vous êtes burkinabè ; vous, vous êtes togolais. ». Dans 80% des frontières, une même population se trouve à cheval entre deux pays. Une autre caractéristique que j’apprécie de la Côte d’Ivoire, c’est que même ceux qui n’ont pas été à l’école, ils ont la capacité de s’exprimer en français. C’est pas un français académique, c’est un français qui est utilisé dans la rue. Par exemple, quand tu vas au marché, les vendeuses, même si elles n’ont pas été à l’école, elles peuvent communiquer en français. Avec le brassage de populations en Côte d’Ivoire, le français a été réapproprié par les populations locales, il a été mélangé aux langues locales par les différents groupes ethniques de la Côte d’Ivoire. Tu peux retrouver des mots en dioula en français, tu peux retrouver des mots en baoulé dans le français, tu peux retrouver même des mots burkinabè, parce qu’il y a cette forte communauté burkinabè qui vit en Côte d’Ivoire. Entre la jeunesse déscolarisée, tu as le français « nouchi ». La base, c’est le français, mais c’est complètement mélangé. « J’ai kpatra un gaou qui m’a zieuté ». Donc, ça veut dire : « J’ai frappé un imbécile qui m’a regardé ». Le « gaou », c’est quelqu’un, comme un imbécile… Je ne sais pas si tu connais le groupe Magic System et leur chanson « Premier gaou » ? Magic System vient de la Côte d’Ivoire. Le mot « gaou », c’est quelqu’un qui n’est pas à la mode, si tu veux, c’est quelqu’un qui n’est pas au top, un imbécile, un ignorant. Il y a plein de mots comme ça, « gaou », en français, ça n’existe pas. Si tu as l’opportunité, vas sur youtube, tu tapes « français, nouchi, Abidjan » et tu écoutes. Tu vas te marrer ! Il y a ce français qui se parle dans la rue. Mais quand tu vas à l’école, dans le cadre scolaire, au collège et tout ça, tu es obligé de parler français « standard ». Mais dès que c’est la récréation, dans la cour, tu retombes dans le français nouchi. Ce français‑là, il est aussi agrémenté de gestuelle. C’est une autre manière de parler, j’adore.
Et toi, tu parlais quelle langue à la maison ?
À la maison, je parlais deux langues, même trois. Parce que ma mère, elle parle le dioula, puisque ses grands‑parents sont au Mali. Et aussi le samo, qui est ma langue maternelle. Et avec mon père, je parlais le français. Ce qui fait que je me sens à l’aise en dioula, en samo, qui est ma langue maternelle, et en français, qui n’est pas ma langue, que j’ai apprise à l’école. Je peux communiquer dans ces trois langues. Mais j’essaye d’adapter mon langage par rapport au contexte. Si demain, je vais à Abidjan et je vais à Treichville ou à Cocody, dans un coin de Nouchis, je vais parler tout de suite comme eux. Si je vais dans une université, où les gens sont dans un cadre académique, comme je suis allé à l’école, je vais essayer aussi de trouver les mots. J’essaye chaque fois d’être en harmonie avec le contexte, avec les autres. Parce que si moi je vais à Abidjan, dans un quartier de Nouchis, et que je viens avec un français académique, automatiquement, je m’auto‑exclus. Ils vont se dire : « Pourquoi il parle avec son gros français, on comprend rien, allez, va là‑bas, dégage ! ». Mais si je parle comme eux, en gesticulant, c’est à ce moment‑là qu’ils peuvent s’ouvrir à moi. C’est parler simplement la langue de l’autre. Donc je m’adapte tout le temps. La langue est la clé pour avoir accès à la culture de l’autre. Moi j’ai appris le français à l’école, donc j’ai appris la culture française, j’ai lu quelque littérature, je connais un peu l’esprit. Mais combien de Français connaissent ma langue ? Combien de Français connaissent mon pays, ma culture ? Je les comprends, ils sont dans une culture majoritaire. Mais moi, je me sens plus riche qu’eux. Je parle leur langue mais j’ai aussi ma langue, qu’eux ne peuvent pas parler. Si ils veulent avoir accès à ma culture, peut‑être que moi je vais faire l’effort de leur dire des choses, de leur expliquer. Mais ils resteront en surface. J’ai fait par exemple un documentaire à Bobo‑Dioulasso et je suis allé dans les villages. Là‑bas, on parle le dioula, on parle pas le français. La seule manière d’avoir les informations que je voulais, c’est parce que je parle le dioula, je parle leur langue. Donc automatiquement, ils se sentent plus proches de moi, ils se sont ouverts, ils m’ont dit des choses en dioula qu’ils ne sauraient pas me dire en français. La langue, c’est la manière d’avoir accès à la culture de l’autre. Quand j’étais au Bengladesh, par exemple, j’ai appris quelques mots de bengali. Pendant le temps qu’on a passé là‑bas, j’ai appris les mots de base et puis quand j’arrivais pour le workshop, je saluais tout le monde. Mais je ne suis pas resté assez longtemps. Deux semaines la première fois et deux mois la deuxième fois. Heureusement qu’il y avait l’anglais, même si la plupart des Bengalis ne parlent pas anglais, ceux qui parlent l’anglais sont ceux qui ont la chance d’avoir étudié. Mais c’est grâce à l’anglais que j’ai pu communiquer avec les gens, avec des artistes. J’ai pu participer à des événements là‑bas, des funérailles par exemple, voir comment les gens se comportent, la relation qu’ils ont avec un défunt, avec une femme, etc. J’ai appris d’autres choses. Ça a été très positif.
Est‑ce que tu retournes parfois au Burkina Faso ?
Depuis que je suis arrivé en Belgique, je ne suis pas reparti. En même temps, je ne suis pas dans la perspective de m’installer définitivement en Belgique. J’ai senti le besoin de voyager pour me former, dans l’esprit de Thomas Sankara, et aussi ma mère me disait que le savoir sera mon seul allié. Je peux accumuler tout ce que je veux comme fortune, ça peut partir. Mais le savoir, quand tu l’as, il reste pour toujours. C’est le savoir qui t’accompagne partout où tu vas. Après la création dont je te parlais, je suis resté et je me suis inscrit à l’Académie de dessin et des arts visuels de Molenbeek, où j’ai suivi une formation vidéo, sous la direction de Thierry Zéno, qui est un réalisateur belge, et aussi avec les professeurs André Goldberg et Jean Timmerman. J’ai participé au tournage de « L’Envahisseur », de Nicolas Provost. J’ai fait le making off du film. Après ma formation, j’ai eu facile à m’investir dans des expériences pratiques sur le terrain, dans la perspective de retourner au Burkina, avec ce bagage en plus, de vidéaste.
As‑tu pris des choses avec toi quand tu as quitté Ouaga pour venir vivre en Belgique ? Qu’est‑ce que tu ramènerais si tu y retournais ? Est‑ce qu’il y a des choses qui te manquent ?
En 2008, quand je suis venu la première fois, j’ai amené mon instrument de musique, mon n’goni. Tu connais la kora ? Le n’goni c’est le petit frère, ou le cousin de la kora. La structure est la même, c’est fait avec une calebasse, un manche avec des cordes, une peau. La différence, c’est que c’est accordé en pentatonique. La kora c’est en diatonique et le n’goni c’est en pentatonique. Mon n’goni, je l’ai fabriqué moi‑même. Je ne suis pas luthier, mais comme j’ai aimé l’instrument, je me suis investi. Dans le temps, quand je voyageais beaucoup en France, à chaque voyage, je fabriquais deux koras et je voyageais avec les instruments. Comme je n’avais pas les moyens et que les salaires là‑bas n’étaient pas assez pour investir dans plein de choses, je faisais du troc. J’échangeais mes instruments traditionnels contre un clavier, une guitare basse électrique, des choses comme ça. Et donc c’est comme ça que j’ai pu ramener au Burkina Faso un minimum de matériel qui m’a permis de mettre en place un home studio. Je travaillais à la composition. Mais le dernier instrument que j’ai encore avec moi, je l’ai monté dans le cadre du projet de collaboration, par rapport à la création. Et puis je l’ai ramené en 2010 et je l’ai intégré dans le spectacle qu’on a présenté à l’espace Delvaux et donc j’ai joué le n’goni dans un spectacle, sur une séquence où il y avait une danseuse belge qui faisait de la danse classique. L’idée c’était de voir comment un instrument de musique traditionnelle africaine peut trouver une harmonie avec des mouvements de danse classique. Après la création, j’ai gardé cet instrument avec moi. Les partenaires belges voulaient me l’acheter, ils m’ont proposé de l’argent, j’ai dit non. Je le vendrai peut‑être au moment où je serai prêt à retourner en Afrique. Parce qu’en Afrique, je peux en refabriquer dix. Mais maintenant que je suis là, c’est mon instrument de diversion, je le joue dans les moments où j’ai envie de m’évader. Je l’utilise aussi pour composer des morceaux. Je ne t’ai pas parlé de mon côté musique, parce qu’au départ, c’est la danse qui m’a amené à la musique. Le travail entre les danseurs et les musiciens. Et après il y a un réalisateur burkinabè Nissi Joanny Traoré, qui avait entendu une des compositions que j’avais faite pour un groupe de rappeurs, qui m’a contacté pour son documentaire « Mamio, l’exil des dieux ». J’ai écrit toute la musique de ce film documentaire qui pose la problématique d’une statue burkinabè qui a été volée dans un village, qui a été vendue au Mali et qui, après sept ans de recherches a été retrouvée en Allemagne puis restituée au Burkina. En tout cas, si tu as l’occasion de le voir, c’est un super film. Mais si je devais ramener des choses… Tu vois, ce qui me manque ici, c’est la poussière. Ici, c’est tellement propre, c’est tellement clean. Ce que je fais parfois, c’est que quand des amis voyagent, je leur dis : « Ramène‑moi un peu de poussière, dans une petite fiole ». Ça c’est la terre, tu vois, il n’y a pas ça ici. Et puis certaines saveurs… Des fois, lorsque des amis viennent, ils m’apportent un peu de haricots et du benga, qui est un plat local là‑bas au Burkina. J’essaye de retrouver un peu le goût, mais les épices, tu ne peux pas retrouver totalement la même texture.
Et si tu retournais vivre au Burkina, est‑ce qu’il y a des choses de la Belgique que tu ramènerais là‑bas ?
C’est dommage que les choses en Belgique qui font référence sont périssables. Parce que je prendrais bien une bonne bière avec une bonne frite… Sinon, une collection de différents verres de bière. Chaque bière est servie dans un verre qui correspond, et ça, j’adore. Je n’ai pas connu ça ailleurs.