Mohamed Djama Ahmed @ Association Belgique‑Djibouti (ABED)
79, avenue du Roi
Le 25 mars 2015

Pouvez‑vous vous présenter et présenter un peu l’association ?

Je suis Djama Ahmed Mohamed, je suis d’origine djboutienne. Le Djibouti, c’est en Afrique de l’Est. Je suis le coordinateur de l’association Belgique‑Djibouti, qu’on connaît sous le nom d’ABED. Je suis marié, trois enfants. Je travaille depuis dix ans dans l’association, je suis parmi les fondateurs. Les activités de l’association se divisent en deux grandes parties. Il y a les activités locales : des activités de cohésion sociale, des activités pour la jeunesse et des activités d’éducation permanente. C’est‑à‑dire qu’au niveau de Saint‑Gilles, l’association a créé une école des devoirs, une activité de soutien scolaire, pour les enfants. Elle réunit les enfants de Saint‑Gilles mais aussi des enfants de Forest, d’Anderlecht, bref de la Région bruxelloise. On a aussi des cours d’alphabétisation en français, pour les adultes et primo‑arrivants. Ce projet a démarré suite à une demande des parents des enfants qui viennent au cours de soutien scolaire. Et puis, parallèlement, il y a les activités de permanence sociale. Comme il y a des nombreuses personnes originaires d’Afrique de l’Est qui viennent demander l’asile, on les aide dans leurs démarches administratives de demande d’asile. On fait de l’interprétariat aussi au niveau du CPAS, de la Commune. On aide les gens dans le suivi administratif. Voilà, grosso modo, les activités de l’association au niveau local. Pour ce qui est de nos activités internationales, nous travaillons en Afrique de l’Est, en particulier le Djibouti, notre pays d’origine. On fait des projets ponctuels. On a par exemple initié un projet de livres depuis les débuts de l’association. On a envoyé 25 000 livres pour des écoles et des collèges à Djibouti. Parallèlement, on a envoyé des équipements sportifs pour des enfants de différentes régions de Djibouti, qui sont défavorisés. Il y a aussi eu un projet où on a envoyé 500 ordinateurs pour les centres communautaires de jeunes, des maisons de jeunes. Il y avait aussi un projet de fournitures scolaires pour les orphelins. Pour la fête de l’Aïd, il y a des enfants qui n’ont pas les moyens de s’acheter des habits neufs, donc on leur envoie des habits neufs. En même temps, on leur paye leurs frais et leurs fournitures scolaires. Les projets en perspective c’est un projet de dons de cartables. On collecte des cartables, on avait collecté 2000 cartables. C’est un projet qui a démarré en décembre 2011 et qui se poursuivra jusqu’au mois de mai 2015. Ce projet est destiné aux enfants orphelins, parce qu’il y a beaucoup d’enfants orphelins ou démunis au Djibouti. Ces cartables vont être acheminés à Djibouti pour la rentrée 2015‑2016. Il n’y a évidemment pas que les cartables, il y a aussi les fournitures scolaires. Parce qu’envoyer un cartable pour un enfant, si il y a pas de fournitures scolaires, pour nous, c’est pas beaucoup. On attend des fournitures scolaires du CGSP, le syndicat et aussi de différentes communes de la Région bruxelloise. Il y a à côté un projet médical. Il y a des médecins, des chirurgiens qui vont être à Djibouti au mois de septembre 2015 et ceci pour des problèmes dentaires, ORL, des malformations. Ils pourront faire des chirurgies. Ils vont aussi amener du matériel médical là‑bas pour faire des opérations et parallèlement, faire des formations pour les chirurgiens locaux. C’est les deux grands projets qui sont en cours au niveau de la coopération au développement. Si je reviens un peu aux projets locaux, prochainement on va lancer des formations d’initiation à l’informatique pour les femmes. Tout ça, c’est à la demande de notre public, des constats et des besoins qui émanent de notre public. Ce projet va démarrer au mois de septembre.

Quand vous dites « Afrique de l’Est », ça veut dire que les personnes qui viennent ici ne sont pas uniquement d’origine Djiboutienne ?

C’est seulement par rapport aux projets Nord‑Sud qu’on a ciblé l’Afrique de l’Est, et plus particulièrement le Djibouti, parce qu’on a plus de liens là‑bas. Mais pour toutes les activités locales, c’est plus ouvert. À la base, c’était communautaire parce qu’on avait commencé avec les besoins de notre public d’origine. Mais au fur et à mesure, on a remarqué qu’il y avait plus de demandes. Et comme la porte est toujours ouverte, il y a les voisins, puis tout le monde qui entre. Au niveau des cours d’alphabétisation, par exemple, il y a plus de seize nationalités qui viennent chaque matin apporter un peu de leurs pays. Il y a des activités extra‑scolaires, des sorties ou des repas ici où chacun amène des plats ou des produits à goûter de leur pays d’origine. Il y en a qui amènent du brésilien, des spécialités de Bruxelles, de Somalie. Il y a des Irakiens, des Brésiliens, des Espagnols, des Européens. Il y a même des Belges ici, des Wallons, qui savent parler mais qui ne savent pas écrire. Il y a tout un monde : chaque matin, on voyage. De 9h30 à midi, on part partout dans le monde. Il y a des Guinéennes, des Roumaines, des Nigériennes,…

C’est surtout des femmes en fait ?

La majorité : 60%, ce sont des femmes. Il y a des Yougoslaves aussi… Par rapport aux débuts de l’association, il y a même moins de personnes d’origine djiboutienne qui suivent les cours d’alphabétisation. Quand on regarde notre public, on ne dirait pas que c’est une association djiboutienne, on dirait que c’est une association interculturelle. On fait un travail d’intégration, par exemple les parents suivent les cours d’alpha, certains de ces publics suivent les demandes d’asile, … Ça concerne plein de monde en fait. On travaille aussi avec des avocats qui suivent les dossiers, pour orienter les personnes vers l’Office [des étrangers], il y a aussi des assistants sociaux qui travaillent avec nous pour les cas où il y a besoin d’un peu plus de spécialités. Il y a par exemple une assistante sociale et un compatriote qui travaillent au CPAS de Saint‑Gilles et qui viennent faire des petites permanences pour régler des problèmes difficiles ou bien pour orienter ou conseiller, parce que ce qu’on a remarqué, c’est qu’au CPAS, il faut avoir certaines pistes pour savoir ce que la personne a droit ou pas droit. Au lieu de perdre du temps si il n’y a pas droit et aller prendre rendez‑vous au CPAS, il y a l’assistante sociale qui vient ici et qui dit : « Vous n’avez pas droit », ou « Vous avez droit mais vous devez avoir ce document, ce document et ce document ». Au lieu de faire aller les gens au CPAS, de prendre rendez‑vous sans avoir les bons papiers. Donc on essaye non seulement de faciliter ce genre de choses, parce que l’association, elle est subventionnée par la Cocof, mais elle est plus ou moins rattachée à la Commune de Saint‑Gilles aussi. Et tout ce qui touche au développement du public ou au développement de Saint‑Gilles, ça nous concerne.

L’association existe depuis quand ?

Depuis novembre 2004. Je fais partie des membres fondateurs. À la base, c’était des gens originaires de Djibouti. L’association a démarré sur base de constats et elle continue à exister sur base de constats. On a constaté qu’il y a des compatriotes, des enfants en difficultés scolaires ou des parents qui n’ont pas les moyens de suivre leurs enfants. On a essayé d’abord de dispatcher les enfants, parce qu’il y a des écoles de devoirs ici à Saint‑Gilles, mais il s’est avéré que les parents avaient besoin aussi d’un appui communautaire. Donc on a créé ici l’association. Et puis le public s’est transformé, à terme, il y a plus d’étrangers que de compatriotes. Depuis qu’on a emménagé ici en 2014 — avant on état ailleurs, rue du Monténégro — c’est devenu encore plus flagrant. Mais quand on est venus ici, non seulement le public s’est un peu élargi, parce que c’est à la lisière entre la commune de Saint‑Gilles et de Forest, et puis de l’autre côté du pont, c’est Anderlecht, on a rencontré d’autres communautés différentes, il y a beaucoup de parents d’élèves qui passent ici et voient l’école des devoirs. Ici c’est beaucoup plus visible. Rue du Monténégro, c’était mieux desservi aussi, ici finalement il y a moins de choses, donc plus de demande. Il y a une attente. Heureusement que le public n’est pas constant d’ailleurs, parce que souvent, c’est des personnes qui travaillent. Parce qu’il y a plus de 35 inscrits et il n’y a que 15 places. Il y a de tout, toutes les nationalités, qui à la pause, discutent etc. Il y a même des gens qui ne parlent pas français. Un jour une dame de la Cocof est venue et je discutais avec quelqu’un qui suit les cours ici, une dame portugaise, qui ne parle pas du tout français, ou juste quelques mots. Elle apprend quoi. Et je parlais avec elle et la dame de la Cocof ne comprenait rien. Donc elle me dit : « Tu comprends toi ? Tu parles portugais ? ». Alors je lui ai répondu que non, pas du tout, mais je connais cette dame et à force de se rencontrer, de discuter, on se comprend. Et puis un jour, je sais qu’elle finira par parler français. Ma fierté c’est quand une personne a pris des cours ici, et je vois qu’elle peut se débrouiller toute seule. Une fois j’étais dans la file à la Commune de Saint‑Gilles et une dame qui a pris les cours ici était devant moi. Donc je lui demande : « T’es avec qui ? », en cherchant des yeux l’interprète. Et elle m’a répondu : « Je suis toute seule ». Quand c’était son tour, elle a parlé, elle a fait sa demande, elle a compris et elle est partie. Elle ne parlait pas parfaitement, c’est vrai, mais elle pouvait se débrouiller. C’est une personne que j’avais moi‑même accompagnée à ses débuts, et c’est là que tu sens le travail que tu fais.

Avez‑vous des relations avec des associations locales ?

Au niveau du quartier, on collabore avec les associations qui s’occupent de cohésion sociale. Il y a le CPAS bien sûr, le CIFA, le CAFA, une association qui aide les personnes qui cherchent un logement, ils s’inscrivent à la CAFA pour avoir un logement social, il y a Hispano‑Belga qui prochainement va nous envoyer une formatrice pour les cours de citoyenneté. Il y a le CFS, centre de formation sociale, qui nous envoie souvent des formateurs et des formatrices. Il y a tout un réseau de coordination sociale à Saint‑Gilles et on fait partie des partenaires. Il y a plus ou moins une vingtaine d’associations qui sont dans la coordination. Les grandes activités qu’on fait ensemble, c’est la fête du printemps, le parcours diversité et le carnaval.

Quand vous faites des collectes, des ordinateurs, des livres, comment ça se passe ? Vous lancez un appel, vous travaillez avec des partenaires ?

Oui, au niveau des projets Nord‑Sud, quand on lance un projet, on arrive plus ou moins à avoir ce qu’on a demandé. Parce qu’on est plus ou moins rattachés à la Commune de Saint‑Gilles, qu’on a des bons contacts avec Bruxelles‑Ville… Donc on envoie toutes nos demandes bien ciblées. Si c’est une demande de livres, on envoie à la Communauté française, ou aux bibliothèques, même en Wallonie, au‑delà de Bruxelles. C’est comme ça qu’on arrive à avoir 25 000 livres. 10 000 livres venaient de Bruxelles mais le reste venait des quatre coins voire même du fin fond de la Wallonie. Pour les autres matières, la Ville de Bruxelles nous a octroyé plus de 500 ordinateurs. Tout ça, c’est à la demande, puisqu’à Djibouti, on a des représentants qui nous ont part des besoins. Les projets ne se font pas juste comme ça, c’est par rapport aux besoins de Djibouti, que nous relayent nos contacts à Djibouti. Dans les six régions de Djibouti, il y a une association de référence et ces associations remontent les besoins au niveau de l’Europe. On a donc des représentants qui vont sur place, qui constatent les besoins et voient la réalité et puis montent les projets. Ils disent par exemple : « Là, la bibliothèque a des besoins, besoin de livres, cette maison de jeunes a besoin d’ordinateurs, … ». Et puis nous, on récolte toutes les informations et au niveau des priorités, on essaye de cibler quelles sont les communes ou bien les associations qui peuvent nous aider à ce niveau. C’est ainsi que ça fonctionne.

Et comment ça se passe, vous stockez tout ici dans les locaux de l’association ? Comment partent toutes les donations au Djibouti ?

Quand on a ce type de projets, on cherche un local ou un garage pour déposer les cartables, les ordinateurs, … Heureusement, dans le cas de la Ville de Bruxelles, c’est eux‑mêmes qui nous ont prêté les locaux, qui ont fait le recyclage, vérifié si les ordinateurs fonctionnaient. Pour les cartables, au début, on a utilisé la cave ici, de l’association. Parfois c’est des particuliers qui appellent, qui voient l’affiche sur la fenêtre et qui viennent déposer un cartable. On fait aussi des collectes, de sous, au marché, on donne des affichettes, et les gens donnent 10 euros, 15 euros, il disent : « J’ai pas de cartables, est‑ce qu’on peut participer ? ». Et puis il y a les commerçants qui vendent les cartables par exemple à 8 euros, ils nous le font à 5 euros, c’est leur façon de contribuer. On commence par voir comment ça marche. Puis parfois ça va très vite, on nous appelle par exemple de la Commission européenne pour nous dire qu’il y a 600 cartables à prendre. Là, on se donne un temps pour demander aux communes si elles peuvent nous octroyer un petit local pendant deux ou trois mois en fonction de la finalisation du projet. Après on remplit des containers, on les envoie à Anvers et ils partent en bateau. De Bruxelles en camion jusqu’à Anvers, puis en bateau jusqu’à Djibouti.

Qu’est‑ce qui se passe une fois que les dons arrivent au Djibouti ?

En fait, à Djibouti, il y a un port, le port de Djibouti. Dès que les choses arrivent au port, on doit préparer les documents administratifs. Nos deux représentants doivent être présents et ils doivent vérifier qu’on n’applique pas de taxes, parce que ce n’est pas des produits commerciaux. Après il faut dispatcher. Pour les ordinateurs par exemple, comme c’était pour des maisons de jeunes, on a préféré faire un partenariat avec le Ministre de la Jeunesse et c’est lui qui a tout pris en charge, même pour les frais d’acheminement. On a choisi de travailler avec les maisons de jeunes parce que quand on envoie des PC au Djibouti, il faut des gens pour tester les ordinateurs, des personnes pour organiser des cours d’initiation à l’informatique, et ça, dans les maisons de jeunes, c’est des ressources déjà en place. On a donné 80% au Ministre de la jeunesse et le reste à des associations pour qu’elles aient au moins un PC. Donc on a donné cinq‑six PC à chaque association. C’est un projet qui a permis que le Ministre de la Communication installe Internet. L’idée c’est que ça ne sert à rien qu’il y ait des PC sans Internet, donc on a plaidé pour qu’il y ait Internet dans toutes les maisons de jeunes. Parce qu’avant ils disaient : « On ne va pas connecter les maisons de jeunes à Internet parce qu’il n’y a pas de PC ». Maintenant voilà, les PC sont là. On a eu des remerciements des ministres. On est apolitiques mais on privilégie travailler avec les associations déjà en place. Les représentants se mettent à table avec les Ministres, négocient, prennent des photos aussi, parce qu’ici on doit prouver que le projet est arrivé à terme. Parce que souvent ce qui se passe c’est qu’on envoie des choses et puis elles se « perdent » en chemin. Nos représentants vérifient l’acheminement, font des photos pour montrer aussi que ça s’est bien passé. Nous‑mêmes, quand on va en vacances au Djibouti, c’est un peu l’inspection. On va sur le terrain avec les représentants. Nous‑mêmes on prend des photos, pour s’assurer que ça se passe comme il se doit, qu’il n’y a pas des « amitiés » entre les associations et les représentants. C’est pour ça que chaque année, il y a deux ou trois personnes d’ABED qui partent rendre visite à leur famille et ils en profitent pour vérifier dans les régions, discuter avec les personnes en charge. Donc on fait un suivi de A à Z. On vient d’Afrique, on sait ce qui se passe là‑bas. Et c’est grâce à notre transparence qu’on arrive à avoir des contacts plus facilement ici, par exemple avec la Ville de Bruxelles, qui nous connaissent et nous font confiance. Mais bon, des projets comme ça, c’est des gouttes d’eau par rapport aux besoins. Parce que c’est pas seulement matériel. Nous, au niveau de l’association, on essaye de faire bouger les choses en voyant plus loin. Il y a par exemple cette idée maintenant d’exporter notre expérience au Djibouti, sur des questions administratives et financières. Aller là‑bas, faire des formations gratuites. On a des contacts avec des responsables politiques à Djibouti, pour qu’ils nous ouvrent les portes. Et puis mettre les femmes au pouvoir, c’est important aussi. Chez ABED, c’est une femme qui dirige notre association maintenant.

On parle quelle langue au Djibouti ? Ou quelles langues au pluriel ?

À Djibouti, la langue officielle c’est le français, puisque c’est une colonie française. Mais il y a des langues locales : le somali et l’afar, qui sont les grandes communautés qui sont installées. Et puis on parle l’arabe aussi. L’arabe parce qu’on est à trente kilomètres du Yémen et de l’Arabie Saoudite. On est à la corne de l’Afrique, donc on a beaucoup d’affinités avec le Moyen‑Orient, le monde arabe. Comme nous on vient ici, il y a des Yéménites qui sont installés au Dibouti pour faire du commerce. Il y a toute une communauté originaire du Yémen qui s’est installé. L’arabe on le parle donc aussi et on l’étudie à l’école à partir secondaire. Mais la langue officielle, administrative, c’est le français.

Vous, vous parlez quelles langues à part le français ?

Moi je parle un peu l’anglais, je suis allergique par contre au néerlandais. Je dis ça en plaisantant évidemment, mais c’est vrai que je trouve que ce n’est pas une langue facile. Ma femme par exemple est bilingue, elle parle parfaitement néerlandais, donc quand j’en ai besoin, elle m’aide. Sinon, je parle un peu somali, un peu arabe. Mais l’arabe, qui est la deuxième langue officielle du Djibouti, je suis venu l’apprendre ici, à 8000 kilomètres du Djibouti. C’est parce qu’il y a une grande communauté qui parle arabe ici, même si la majorité parle une autre langue aussi, le somali ou l’afar. Le somali, je le parle un peu, mais j’ai du mal à répondre en afar. Donc pour simplifier, j’ai appris l’arabe. À la maison avec mes filles, on parle français mais ce qui est bizarre, c’est qu’elles aiment bien maintenant parler le somali, donc elles essayent. Ça les intéresse. Ça me plait, qu’elle gardent en elles quelque chose de nous. Avec ma femme, on parle aussi majoritairement français mais on s’est dit qu’on devrait parler beaucoup plus somali, puisqu’à l’école, les filles apprennent déjà le français. Surtout maintenant, depuis qu’on a la chaine du Djibouti à la télé. Le somali, c’est une langue… Pas compliquée… mais variée je dirais. Parce qu’il y a beaucoup plus de mots. C’est pour ça que j’aimerais pouvoir transmettre ça à mes enfants. Parce que même moi, après quinze ans d’avoir parlé tout le temps français, il y a des mots en somali que j’oublie. Il y a un mot que j’aime particulièrement en somali, c’est wadanolasha. Wadanolasha, c’est continuer à vivre et wadanolashaa, tu rajoutes un « a », c’est vivre ensemble. Selon la prononciation, le sens change. Tu vois, c’est beaucoup plus varié.

Est‑ce que la communauté djiboutienne à Bruxelles et en Belgique en général est grande ?

Oui, c’est une assez grande communauté, qui par rapport aux communautés congolaises ou marocaines par exemple, ne s’est installée que très récemment, c’est‑à‑dire que les premiers qui sont arrivés ici sont arrivés en ‘92‑‘93. Mais déjà en ‘99, il y avait beaucoup plus de familles. En ‘92‑‘93, c’était plutôt des jeunes qui venaient s’installer, qui venaient faire des études en France, qui venaient demander l’asile ici. Mais à partir de ‘99, il y a des familles qui sont venues, avec enfants et tout. On peut parler de 5000‑6000 familles dans toute la Belgique, enfin, en tout jusqu’à 7000 personnes. Elles sont surtout concentrées à Bruxelles. Il y a aussi une grande communauté somalienne en Belgique. La Somalie et le Djibouti, c’est un peu comme le Maroc et la Tunisie ou le Maroc et l’Algérie. On parle la même langue donc les communautés djiboutiennes et somaliennes sont assez proches. C’est les colonisateurs qui ont séparé les frontières. Mais c’était les mêmes peuples. La communauté djiboutienne n’a pas fait les mêmes erreurs que les communautés marocaines ou congolaises, parce qu’on avait déjà des repères, des contacts. On avait déjà des contacts avec des associations d’immigrés marocaines ou congolaises, on a appris d’eux, on n’a pas fait les mêmes erreurs. Très vite, on a créé des associations. L’association Belgique‑Djibouti n’est pas la seule, il y a une association pour favoriser l’inhumation. On paye une cotisation comme la mutuelle et l’association s’occupe des pompes funèbres, si il y a quelqu’un qui tombe malade, si c’est un demandeur d’asile, il n’a pas encore de mutuelle alors c’est nous qui intervenons. On a créé notre propre mutuelle. Comme on est une communauté musulmane, on a fait notre propre mosquée comme ça on peut faire le suivi funéraire, pour apprendre notre langue, pour apprendre le Coran aux jeunes, à nos enfants. Il y a des associations féminines, créées par des femmes, pour que les enfants qui sont nés ici ne perdent pas la culture. Parce que nous, les adultes, on s’intègre dans la culture belge mais on connaît nos racines. Mais pour nos enfants, c’est différent. Quand ma fille va à l’école, on lui dit : « Tu es africaine. Ha bon ? Parce que tu ne ressembles pas à une africaine ! Mais tu n’es pas belge non plus. T’es qui ? ». Parce qu’ici, un Africain, c’est quelqu’un d’Afrique de l’Ouest. Et ma fille a du mal à répondre. Donc c’est à moi de lui montrer son identité et lui dire : « Tu viens d’ici et de là‑bas, tu as tes deux cultures ». J’ai par exemple été à l’école, parce que personne, même la directrice, ne savait très bien où était le Djibouti et qu’est‑ce que c’était. La directrice m’a dit : « Voilà, on est intéressés de découvrir, comme coordinateur d’une association, vous pouvez venir parler aux élèves ». Tu vois la photo, là ? C’est ça la ville de Djibouti. Mais c’est le Djibouti bling‑bling je vais dire, le Djibouti pour les photos, le Djibouti colonial.

Et vous, vous êtes arrivé quand en Belgique ?

Moi je suis arrivé en ’99. Je suis venu ici parce que ma femme était déjà là. Je suis venu ici par amour. L’amour a été plus fort que moi et m’a fait quitter le Djibouti. C’est exceptionnel par rapport à ma communauté, on n’est que deux ou trois personnes à être venus ici par amour. Mais je dois dire que j’avais quand même des difficultés à Djibouti. Je travaillais mais je suis quelqu’un qui aime être libre dans ses actions. Et là‑bas il y a toujours des barrages, il y a toujours des choses pour « orienter » les gens. J’étais déjà dans l’associatif et, dans l’associatif, il n’y a pas beaucoup de liberté au Djibouti. J’avais beaucoup de difficultés à faire des choses et pas beaucoup de moyens du coup, parce que pour aller chercher des moyens, il faut gratter ici, il faut gratter là‑bas. Si je mène un projet, c’est pour les autres, et sans distinctions. Mais si ceux qui sont sensés te donner les moyens de faire des projets te disent : « Pas pour ceux‑là, mais pour ceux‑là oui », ça ne va pas. Je ne rentre pas dans ces schémas, les gens, je m’en fous de pour qui ils votent, si les gens d’un quartier on besoin de quelque chose et que c’est un besoin important, il ne faut pas faire de différences. Mais au Djibouti, ce n’est pas comme ça.

La politique est clientéliste ?

Voilà, exactement. C’était très difficile pour moi là‑bas, à cause de ça.

Et votre femme, elle était arrivée comment en Belgique ?

Elle est d’abord venue en France faire des études. Et comme beaucoup d’Africains qui ont fait des études, elle ne voulait pas retourner en Afrique. La majorité de ceux qui ont fait des études préfèrent rester ici. Son frère était là, il était demandeur d’asile, elle est venue en vacances ici et puis voilà.

Où avez‑vous vécu depuis que vous êtes en Belgique ?

Moi j’habite à Molenbeek. Molenbeek, c’est un quartier dont on dirait tout le mal qu’on pense. Mais moi j’habite là depuis douze ans. Peut‑être parce que je suis d’origine musulmane, peut‑être que c’est ça qui m’a permis d’intégrer le quartier. Mais ces deniers temps, avec tout ce qui se passe au niveau de l’Islam, je sens l’agressivité monter. Il y a deux ou trois ans, tu ne trouvais pas ça. Il y avait juste quelques petits délinquants, parce qu’il y a la pauvreté, l’oisiveté qui fait qu’il y a des enfants, des jeunes, toujours devant le parc. Le matin quand je me réveille et je pars, ils sont là, à midi, ils sont là, jusqu’à quatre heures, cinq heures, six heures. Je me dis : « Ils font quoi là ? Ils tiennent le parc ? Ils tiennent le mur ou quoi ? ». Mais, voilà, ils n’ont rien à faire et je ne pense pas qu’on trouve ça à Uccle ou même ailleurs. C’est au niveau politique qu’il faut faire quelque chose, donner du boulot, et puis depuis tout petits, à l’école, sensibiliser. Mais non, après ces jeunes commettent des délits, et c’est direct la prison, radicalisation et tout ça, ça suit. Alors bien sûr il y a des gens en prison qui essayent de déradicaliser les détenus, mais là c’est trop tard. Ce que je remarque au niveau de la commune de Molenbeek, ce sont des habitants très agressifs. La religion devient un facteur problématique. C’est malheureux. Après les attentats à Charlie Hebdo, j’étais dans un magasin et quelqu’un m’a demandé si j’étais Charlie ou Mohamed. J’ai dit que j’étais Charlie, ce qui est très drôle parce que mon prénom, c’est Mohamed. Il y avait deux jeunes qui se sont énervés et qui ont dit : « Ici, à Molenbeek, il ne peut pas y avoir de Charlie ! ». Et moi je lui ai répondu qu’on était en Belgique, et que je pouvais être Charlie, ou Mohamed ou Malik, ou Bertrand. Et ça a failli dégénérer. Si j’avais été une vieille dame et que j’avais dit ça, j’aurais été agressé. Heureusement que je pouvais leur tenir tête. Il y a deux ans, ça n’aurait pas été comme ça. C’est pour te montrer que c’est vraiment tendu. Moi je suis par exemple contre les cours de religion à l’école : ça veut dire que dès la base, tu mets le petits Musulmans avec les petits Musulmans, les enfants catholiques avec les Catholiques, dès la base, tu crées des séparations. Faisons plutôt des cours de citoyenneté où on aborde entre autres toutes les religions. Ça fait longtemps que je nourris ce projet, j’en ai parlé avec la directrice de l’école de mes filles. Parce que c’est pas pendant les cours de maths ou de sciences qu’on va apprendre à dialoguer, à parler à cœur ouvert. Le vivre‑ensemble, c’est pas les maths, c’est pas les sciences.

Vous retournez au Djibouti ?

Pas souvent, parce que déjà, c’est 1200 euros le billet. Et surtout, il y a famille et les amis qui vous attendent et croient que vous ramassez de l’argent. Quand je dois partir en vacances, je dois avoir minimum 10 000 euros, 12 000 euros. Et en un mois, je remets les compteurs à zéro. La dernière fois, j’ai pris 13 000 euros et après un mois et demi, j’ai dû demander à ma femme de m’envoyer de l’argent. Elle m’a dit : « Mais tu as acheté quoi ???? » et je lui ai répondu : « J’ai rien acheté ! J’ai acheté les Djiboutiens ! ». Si je dis à un Djiboutien que je suis au chômage par exemple, ou que je n’ai pas d’argent, il ne va pas me croire. Quand la famille t’appelle par exemple pour te demander de l’argent et que tu dis que tu l’enverras fin du mois, ils vont te dire : « Non aujourd’hui ! Aujourd’hui ! ». Il vont te dire : « Quoi ?!? Tu vis en Europe et tu n’as pas d’argent ? ». Et là tu t’accroches. La prochaine fois que tu décroches le téléphone, t’as intérêt à avoir envoyé l’argent… Sinon, si c’est pour faire du tourisme, le Djibouti, c’est le top du top. Mais ce n’est pas du tout exploité par l’État, on n’a pas la notion du tourisme là‑bas. C’est pour ça que moi‑même j’ai créé un site Web touristique, parce qu’il y a un ami éthiopien qui a créé une agence et qui avait des contacts en Éthiopie. Mais en Éthiopie il n’y a pas la mer et au Djibouti il y a la mer. Donc l’idée c’était de créer une liaison avec Djibouti. Mais ça n’a pas marché parce qu’au niveau de l’office du tourisme, ils voyaient ça comme un projet personnel. Alors que je pense que ça pourrait être bon pour le développement du pays. Ça peut marcher mais le problème c’est que si tu montres des photos de Djibouti ici aux Belges et qu’arrivés au Djibouti, oui, c’est très beau, il y a beaucoup, la mer, la montagne, mais qu’il n’y a pas d’hôtels, ça ne peut pas marcher.

Et à part l’argent, est‑ce qu’on vous demande de ramener des choses d’ici ?

Pas des choses spécifiques de la Belgique. Pour les gens qui habitent là‑bas, c’est très vague, l’image qu’ils se font de l’Europe, c’est les habits, les parfums, l’argent. Donc ils vont te demander de l’argent, ou une chemise parce qu’ils ont un mariage ou des gsm et des tablettes.

Qu’est‑ce que vous avez pris avec vous quand vous êtes venu du Djibouti ? Qu’est‑ce que vous ramenez quand vous revenez de là‑bas ?

Ce que j’ai pris de Djibouti, c’est la culture de la djiboutienneté, la djiboutienneté, c’est être djiboutien. C’est difficile chez nous car il y a beaucoup de communautés, beaucoup de tribus et moi j’étais toujours quelqu’un qui rassemblait. J’étais beaucoup plus avec des gens d’autres communautés qu’avec des gens de ma propre communauté. C’est ça que j’ai apporté en venant ici et c’est ça que j’ai insufflé à l’association. Ça m’a pris beaucoup de temps mais le 4 avril prochain, il y aura une coordination des associations djiboutiennes, mais avec à l’intérieur des associations afar, somaliennes, arabes, … Et puis la nourriture… Moi je mange djiboutien tous les jours. C’est vrai que la plupart des ingrédients, tu les trouves ici, le riz la viande. Après, ma femme a ses secrets par rapport aux épices et je sais que ma belle‑mère envoie des produits de là‑bas… Mais en tout cas moi, ce que je mange, c’est djiboutien… Quand je mange, je sens que c’est le Djibouti ! Si je mange belge, c’est plutôt quand on va manger dehors avec les amis. C’est pas facile, parce qu’il faut que la nourriture soit hallal et puis à vrai dire je n’ai pas tellement le temps de sortir manger dehors.

Quel est votre endroit préféré au Djibouti ?

Mon quartier, quartier 6. À Djibouti, la capitale. On raconte que le quartier 6 est celui qui a le plus résisté pendant la colonisation. Pour Djibouti, c’est le quartier d’où est partie l’indépendance. Quand tu viens de ce quartier, c’est un peu comme si tu avais quelque chose de plus. Parce que c’est un quartier franc. Quand je rencontre des gens du quartier 6, on se comprend mieux, qu’avec quelqu’un du 5 par exemple ou d’un autre numéro. C’est comme si on avait quelque chose de plus. Mais tout ça c’est dans la tête, bien entendu, c’est historique.

Où allez vous en vacances, à part au Djibouti ?

Je pars souvent en France parce qu’il y a un attachement « colonial » et puis de la famille aussi. Je pars parfois en Hollande, ou au Maroc pour découvrir beaucoup plus les communautés que je rencontre ici, mais aux sources. Mais depuis que la famille a grandi c’est plus difficile de bouger aussi.